Voici un texte destiné à apporter un peu de nouveauté à la rubrique Backgrounds & Récits !
Certains l'auront peut-être déjà lu ailleurs, sur le forum CV. Ma décision de le publier ici est subite et inattendue pour moi-même : jusqu'à maintenant, mes avancées étaient trop sporadiques pour que je trouve pertinent de publier l'ensemble ailleurs.
Or, comme maintenant l'ensemble atteint me semble assez joli et surtout assez long, j'ai décidé qu'il était temps de le faire connaître en ces lieux
Il s'agit d'une sélection de textes impliquant une armée d'elfes noirs, perdue quelque part dans l'Empire
De lourds nuages gris écrasaient la terre, une pluie torrentielle la liquéfiait, mais nul vent ne venait remuer les trombes d’eau. Là où auparavant, il n’y avait que des flaques, la terre était dissimulée sous une épaisse couche d’eau opaque, et celle-ci semblait bouillir sous les milliers de gouttes que déversaient les cieux.
La pierre, cependant, tenait bon, tant qu’elle était assemblée par du bon mortier, ou qu’il s’agissait de blocs tellement massifs qu’ils auraient supporté un ouragan. Les structures s’élevaient, formes sombres dans la grisaille, tantôt droites et intactes, tantôt difformes et délabrées. Des ponts, toutefois, seulement deux étaient encore utilisables. Les autres gisaient au fond du fleuve, dont les eaux vagabondaient librement sur les quais aménagés, tellement la pluie les alimentait. Parfois, des branches mortes et des bouts de bois surgissaient sur les flots, et sombraient à nouveau peu après.
Deux cavaliers avaient prudemment approché les quais. Bien que lent, le fleuve boursouflé n’en demeurait pas moins dangereux. Et bien que les cavaliers se tinssent à quelques dix bons pas de la rive de pierre taillée, l’eau atteignait les genoux de leurs montures.
Tous deux étaient inlassablement martelés par la pluie, et pourtant, se tenaient droits en selle, comme en défi aux éléments naturels. Tous deux portaient d’immenses capes rehaussées de capuchons, et tous deux avaient depuis longtemps senti l’eau de pluie imbiber le tissu, puis infiltrer leurs habits, jusqu’à atteindre leur peau. Toutefois, aucun d’entre eux ne semblait grelotter ou montrer quelque signe de déplaisir.
Au loin, ils pouvaient voir les contours indistincts d’une ville silencieuse ; ils n’avaient pas rencontré âme qui vive en arrivant. Ils avaient chevauché à travers des rues désertes, observé des fenêtres aveugles. Les tuiles pourtant rouges des toits semblaient avoir absorbé la teinte grise des murs, morne. En arrivant enfin sur les quais, où leur champ de vision s’ouvrait sur l’immensité du fleuve et le cœur de la cité, les deux cavaliers s’étaient sentis plus légers, plus heureux, et les dernières traces de regrets pour un voyage si long s’étaient finalement dissipées.
Ils voyaient le fleuve charrier ses eaux tumultueuses vers l’horizon, là où ciel et terre se confondaient dans la brume, à l’infini. Les formes dentelées des constructions apparaissaient alors étonnamment nettes, malgré l’intempérie. Les toits pointus se succédaient. Parmi eux, un toit en coupole paraissait incongru, mais il était là pourtant, plus haut et plus large que les maisons. Il dissimulait derrière lui un autre édifice, vraisemblablement de même hauteur, mais à l’architecture nettement plus anguleuse : de nombreuses tourelles surmontaient l’énorme bâtiment.
Sur l’autre rive, un seul immeuble était plus haut que les autres, et disposait, semblait-il d’autant d’angles que de formes arrondies, du peu que l’on pouvait voir à travers la pluie.
Décidément, il était plus intéressant d’essayer de suivre les eaux du fleuve, vers l’infini et au-delà.
La pluie s’adoucit légèrement. Au loin, juste au dessus de la coupole, une brèche se fit subitement dans le manteau nuageux ; une lame dorée, rayon de soleil inattendu, vint se poser sur l’édifice, rendant subitement à la dorure tout son éclat d’antan. Tout autour, les ombres reculèrent, les contours furent moins flous. Surpris par ce subtil changement, les cavaliers frémirent, et se regardèrent. Quelques instants après, l’un d’eux fut pris d’un franc fou-rire.
Son éclat fut rapidement étouffé par la pluie et bourdonnement du courant, mais sa voix retentit à nouveau tout de suite après :
- Même après tout ce temps…
Ce fut autour de l’autre cavalier de s’esclaffer brièvement. Nul doute n’était permis, désormais, que celui qui venait de parler était un homme, alors que celui qui l’avait entendu était une femme.
- Et si, - dit-elle, - ce n’était qu’un simple rayon de soleil ?
L’autre lui répondit sans attendre :
- Rien n’est laissé au hasard en ce monde… A moins que tu n’aies raison, ma chère.
Il approcha sa monture de la sienne, posa sa main sur celle de sa compagne. D’un commun accord, les deux joignirent leurs lèvres. Cette union leur parut tant délicieuse qu’ils en allongèrent la durée. Du coin de l’œil, cependant, ils remarquèrent que l’éclaircie était en train de s’agrandir, timidement. Ils s’éloignèrent d’un pouce, et observèrent attentivement ce curieux phénomène.
- C’est beau, n’est-ce pas ?
- J’ai préféré la percée, juste ce moment où le soleil a pénétré les nuages.
- Oui, j’ai pareillement adoré ce moment.
- Nous devrions continuer, ce soleil est mauvais pour ton teint.
- Mais que veux-tu encore me montrer ? Je t’avouerai que je suis charmée par cette vision que tu m’as offerte.
Il songea immédiatement au palais, à la bibliothèque (ou ce qu’il en restait), à l’université, au temple… Il fut surpris que ces choses-là lui paraissent momentanément dérisoires. Son silence fit foi de son hésitation.
- Dépêche-toi de réfléchir, mon amour, ce soleil est mauvais pour mon teint, - glissa-t-elle malicieusement.
- C’est tout réfléchi ! Penses-tu que cette ville soit une meilleure résidence que celle de Drakenhof ?
Elle fut étonnée par sa question, mais en voyant son air sérieux, préféra répondre directement :
- Trop grand, trop vide. Je ne vois même pas l’ombre d’un serviteur. Plus j’y réfléchis, plus je suis étonnée par ta proposition.
Alors, elle vit son compagnon lui adresser un sourire énigmatique.
- Ils viendront eux-mêmes frapper à la porte ! – lança-t-il, puis indiqua de la main un point indéfini dans la cité. – Pour tout ça, et pour sa position sur le fleuve, et pour se sentir mieux, ils viendront, d’abord quelques uns, puis par dizaines, par centaines, par milliers !
- Et ton idée serait de les accueillir en bons maîtres ?
- Exactement.
- Ma foi…
- Oui ?
- La Sylvanie me manque déjà.
Son compagnon leva les yeux au ciel, pour constater avec effarement que la pluie avait cessé, et que les nuages se dissipaient dangereusement, laissant apparaître un ciel d’un bleu éclatant. En lui-même, il proféra un juron, mais l’envie d’ensorceler les cieux à nouveau n’y fut pas. En réalité, la Sylvanie lui manquait aussi, avec ses cryptes, ses châteaux, ses cieux si cléments…
- Ma foi, partons, mon amie.
Sa compagne chercha son regard.
- Vlad, t’ai-je déçu ?
Il la regarda alors, vit son air désolé et affectueux, sentit sa propre tendresse décupler sur le moment. Il l’embrassa.
- Mais non, Isabella. Tu as raison. A moi aussi, elle me manque déjà.
Les deux époux s’observèrent avec passion, puis commandèrent à leurs destriers squelettiques de faire demi-tour. Un long chemin les attendait, mais ils étaient deux, aussi cela ne serait que plus de moments sublimes.
***
- Seigneur...
-
Magnifique seigneur, soldat, ou je te tranche la gorge et je ramène ton sang à ta mère pour qu'elle le boive.
Le tristelame dut retenir une envie meurtrière, repensant à sa chère famille, dont sa mère, par ailleurs, avait connu une mort paisible il y a quelques années. De fait, il ne savait guère ce qui lui était arrivé, ce pourquoi il pouvait tranquillement se dire que sa disparition s'était soldée par une mort tranquille. Toujours était-il avéré que le seigneur à qui il faisait face l'horripilait autant qu'il l'effrayait.
- Magnifique seigneur, le seigneur Mran...
-
L'affligeant seigneur Mran. Oublie les bonnes manières encore une fois et je te jette aux furies.
Le tristelame voulut autant égorger son interlocuteur qu'il sentit des sueurs froides surgir sur son front.
- Magnifique seigneur, l'affligeant seigneur Mran, - le tristelame pria Slaanesh de ne pas se tromper sur les mots, - est triste de n'avoir pas entendu le doux rapport des ombres envoyées dans la laide cité des humains.
L'elfe noir à qui il faisait face fit la moue, puis se massa le menton, songeur. Tout d'un coup, son geste et son changement d'expression indiquèrent qu'il venait de trouver une idée pour le moins plaisante.
- S'il m'envoie sa meilleure courtisane sur le champ, dans une heure il aura ce qu'il désire. Me suis-je bien fait entendre, soldat ? - ajouta-t-il mielleusement.
- Oh, - le tristelame faillit s'étrangler d'indignation, mais savait qu'il devait parler ainsi pour survivre, - oui, magnifique seigneur.
Son interlocuteur le dévisagea avec amusement. Ne répondit pas, continua à le scruter attentivement, fit durer l'attente. Le tristelame luttait pour maintenir un visage impassible et priait pour la protection divine. Une légère brise agita les larges pans de l'entrée de la tente, derrière lui.
- Tu n'as vraiment pas envie de voir mes furies ? - dit l'elfe noir haut gradé, sur un ton innocent, presque déçu.
Le tristelame se demanda quoi répondre, conclut rapidement que la moindre réponse pouvait tourner en sa défaveur, maudit ciel et terre puis en choisit une au hasard.
- Je n'ai pas encore tué assez d'ennemis pour être d'humeur, magnifique seigneur.
- Ah bon ? - son supérieur haussa les sourcils, feignant l'incrédulité.
- Oh oui, magnifique seigneur, - articula le soldat.
- C'est bon alors. Va ! Va tuer des ennemis !
Le tristelame salua muettement.
- Je dirai à mes furies que tu seras prêt dans une semaine !
- Oh oui, magnifique seigneur.
Il finit par quitter la tente, marcha calmement à travers le campement, soutenant quelques regards fort étranges de la part des quelques elfes qui l'avaient vu entrer au lieu de repos du général suprême. Bien évidemment, - le tristelame le savait, - ils se demandaient ce qui a bien pu y être dit, et comment lui-même en était sorti sans égratignure visible. Lorsqu'il sentit enfin les regards de ces curieux loin derrière lui, il inspira à pleins poumons. Dans une semaine, le général suprême aura peut-être oublié cet entretien.
***
Le seigneur Mran congédia le tristelame immédiatement après son rapport. Il ne donna guère de suite au marchandage du général suprême, favori de Slaanesh. Qu’ils perdent leur prochaine bataille à cause d’une stupide mésentente, peu lui importait. Ses courtisanes lui appartenaient, et représentaient une valeur inestimable. Le peuple elfique était moribond.
Mran regarda sa carte, fit une mesure qu’il avait déjà faite la veille. Une journée de marche à pied, une demi-journée à cheval. Altdorf, la barbare cité des humains, devait être proche. Le peuple elfique avait besoin d’esclaves. Mais ils ne connaissaient guère la situation de la cité. Des éclaireurs avaient fait leur rapport au milieu de la nuit, sans que lui, le meilleur tacticien, en fût averti. Renvoyés immédiatement en mission, ainsi lui, le meilleur tacticien, ne pouvait les convoquer au rapport maintenant.
Mran appela. Un garde se présenta et salua. Un coup d’œil suffit au seigneur pour voir que le garde était fort et apte au combat, mais qu’il ne suffirait pas. Mran songea à convoquer un autre garde, plus haut gradé, mais préféra tout de suite un autre combat. Il ordonna, et le garde sortit, puis revint avec un autre garde, qui salua. Mran leur ordonna de reculer la table de camp vers le fond de la tente, pendant qu’il faisait de même avec le siège. Il indiqua aux gardes de se mettre aux côtés opposés de la tente, se plaça au milieu, ordonna aux gardes de l’attaquer à son signal. Mran défit son ceinturon avec son épée, jeta l’ensemble sur la table de fond, inspira profondément, fit le signal.
En trois battements de cœur exactement, deux hallebardes s’abattirent sur lui ; cou, genoux ; il dut se laisser tomber et bondir en même temps, atterrit sur ses mains, rétracta puis détendit violemment ses jambes dans un écart parfait. Soutenant l’impact de ses chevilles, les gardes reculèrent d’un pas, alors que le seigneur se relevait prestement.
- Encore !
Les deux pointes, flancs. Un pas en arrière suffit ; il faillit s’emparer des deux armes, constata leur retrait foudroyant pour revenir viser sa tête. Il esquiva en se penchant en arrière, frappa durement les hampes, appliqua un coup de pied sur l’abdomen d’un des gardes, qui perdit l’équilibre. L’autre subit le même sort en encaissant le poing du seigneur en plein nez.
- Encore !
Les hallebardes dardèrent leurs pointes, tels deux serpents prêts à mordre, chaque coup anticipant le suivant. Le seigneur dut faire preuve d’une rapidité prodigieuse et d’une remarquable souplesse, détournant parfois les coups par la force de ses poignets. Satisfait, il évita une énième estocade, fit deux pas décisifs pour abattre son bras sur la tête d’un des gardes. La parade de ce dernier fut trop lente, seul son casque l’empêcha d’être assommé, il tomba. Mran lui arracha son arme, frappa, arrêta la pointe à un souffle de l’œil de l’autre garde. Il avait vaincu.
Le garde à terre se releva, reçut sobrement son arme. Tous deux saluèrent. Mran leur indiqua qu’il voulait encore vérifier quelque chose. Il alla récupérer son épée et son ceinturon, revint au centre, ordonna aux gardes d’aller déposer leurs hallebardes sur la table, puis de revenir.
- Vous n’aurez pas droit à vos dagues.
Ils acquiescèrent.
- Attaquez.
Tous deux coururent en biais ; le plus proche de l’épée encore rengainée bondit ; tête, abdomen, le second est une feinte ; Mran dégaina, sa main libre se dressa, poing serré. « L’abdomen » se retira, contre-feinté par l’épée ; « la tête » se prit son poing en plein menton. « L’abdomen » se pencha ; la lame du seigneur se planta devant lui, manquant de lui couper un doigt. Un seigneur de Naggarond ne saurait être surpris par un tapis dérobé.
- Assez !
Les deux gardes se relevèrent, saluèrent.
- Reprenez vos armes, sortez, entrainez-vous l’un contre l’autre. La coordination, - il appuya ce mot, - ne doit pas limiter votre vision, - il appuya ce mot aussi. – Vos reflexes régimentaires sont l’apanage des races inférieures. Vous valez mieux que ça !
- Oui, seigneur Mran !
***
Il quitta ses quartiers en attirail de guerre quasi-complet. Son heaume et son bouclier furent laissés dans la tente.
Un geste suffit pour que dix gardes marchent à sa suite. De part et d'autre de son chemin, les guerriers saluaient, avant de revenir à leurs devoirs. Au dessus de lui, le ciel dévoilait un bleu vif, éclatant. Seule l'herbe mouillée sous ses pieds témoignait encore d'une récente averse. Droit devant lui, au bout de l'avenue principale du camp, se dressait l'exacerbant pavillon du général suprême. De gré ou de force, Mran allait lui arracher les informations qu'ont pu rapporter les éclaireurs.
Les gardes le laissèrent entrer seul, et se placèrent tout autour du pavillon, au grand déplaisir des affrelances qui assumaient déjà le même rôle. Curieusement, au lieu de surveiller l'extérieur, les gardes étaient tournés vers eux, et leurs visages placides exprimaient la neutralité de la mort.
Allongé sur des coussins magnifiques, vêtu de ses meilleurs atours, c'est à dire de rien, le seigneur druchii semblait aussi proche de la fonction militaire que le soleil était proche de la lune. Il était la tendresse même, sa main maintenant délicatement le bout d'un fumoir doré ; reposait devant lui, sur des coussins légèrement moins surélevés, une elfe ; elle goûtait au fumoir qui lui était tendu, par petites bouffées, exhalant de légères vapeurs roses. Elles tardaient à se dissiper, ces vapeurs, elles fuyaient les hauteurs, elles préféraient de loin effleurer les corps affalés, telles des caresses.
Le général suprême n'ignora pas la venue du terrifiant seigneur Mran. Il leva les yeux vers lui, et dit à voix basse :
- Vous êtes sans doute la meilleure courtisane de mon ami ? Je vous supplie, allongez-vous.
- Le traitement spécial de mon maître, je présume ? - la voix de Mran ne trahissait aucune glace.
Le général suprême frémit légèrement, mais la main soutenant le fumoir ne trembla pas. L'elfe semblait indifférente à ce qui se passait autour d'elle. Quant à son maître, il fronça légèrement les sourcils.
- Je sais pourquoi vous êtes là, mais vous supplie de ne pas interrompre ce moment. Au contraire, je vous propose de vous joindre à nous, et je vous parlerai de tout ce dont vous voudrez.
Mran ne semblait nullement courroucé.
- J'aurai besoin du nécessaire...
A peine eut-il fini que deux serviteurs, habillés, se présentent à lui, et s'inclinèrent.
- Alors nous pourrons discuter.
Toujours sans glisser mot, les serviteurs s'agitèrent : l'un délestait habilement le seigneur de son armure, l'autre arrangeait une couche seigneuriale attenante à celle de l'elfe. Tous deux reçurent du seigneur ses vêtements, son armure, ses armes, puis se retirèrent derrière les multiples rideaux du pavillon.
Mran s'allongea tranquillement sur sa couche, examina attentivement l'elfe, la trouva convenable.
- Le rapport des ombres. J'écoute.
Le général suprême ne répondit pas, mais retira doucement le fumoir de la bouche endormie de l'elfe, rapprocha le fumoir de ses propres lèvres, aspira. Le seigneur de Naggarond l'observa patiemment savourer son plaisir, expirant davantage d'arabesques rosées. Au bout d'un long silence, le favori de Slaanesh parla :
- La cité est déserte, vide, abandonnée.
Il marqua une pause, Mran attendit.
- Les ombres n'ont détecté aucune présence ennemie, et sont retournés avec quelques objets... sans valeur.
A chaque silence, il prenait le temps d'écouter. Il écoutait l'elfe respirer, son petit coeur palpiter.
- Des objets des humains, en or, mais très laids. Je les ai renvoyés trouver mieux.
Mran attendit encore.
- Je pensais ordonner la levée du camp ce matin, mais cette pluie...
Le seigneur de Naggarond n'insista point pour lui prendre la parole, le laissant savourer le moment encore un peu. Au bout d'un moment, cependant, il parut clair que le général suprême ne désirait plus rien rajouter.
- Puis-je voir les objets ?
- Au moment où vous nous laisserez, ils seront à vous.
Mran regarda le général suprême, qui ne put rien déduire de son expression, si ce n'est qu'elle n'exprimait rien, ce qui, d'après ce qu'il savait, était bon signe.
- Désirez-vous rester encore un peu ?
- Pour elle, pas pour vous.
Le visage du favori s'éclaircit.
- Nous lui dirons que vous lui plaisez particulièrement. Elle s'appelle... Almis, Amlis... Am... Je ne sais plus.
Le seigneur de Naggarond l'examina des pieds à la tête, encore une fois.
- Ce n'est pas grave, il faudra lui demander.
- Mon ami, - le général suprême était heureux, - je vous accorde le plaisir de la réveiller.
***
Les deux cavaliers s’arrêtèrent. La fin de la ville était encore loin, cependant tous deux venaient d’entendre la même chose : des bruits de sabots derrière eux. Au-delà du fleuve. Leur ouïe vampirique avait suffi pour en déceler l’incongruité en dépit du bourdon des flots. Telle une magnifique fleur vivace, la curiosité éclot en eux. L’un des cavaliers s’éleva soudain au-dessus de sa selle, sa grande cape se souleva ; il rétrécit, rétrécit, se couvrit de poils noirs ; Isabella observa avec envie et affection la transformation de son époux. La chauve-souris vampire se dirigea en direction du bruit, prenant de l’altitude au-dessus des rues incolores.
Lorsqu’une ombre fugace lui voila le soleil, le chef de bande leva instinctivement le regard, vit la silhouette d’une bête volante. Une chauve-souris en plein jour ? Non. Un ennemi ? Oui. Sans doute un éclaireur ennemi.
Les druchii virent leur chef lever le poing et freinèrent violemment leurs montures, qui hennirent en protestation.
Le chef indiqua un point au-dessus d’eux.
- Tuez celui-là. Honte à ceux qui le ratent.
« Honte » venant de la bouche du chef voulait dire « châtiment humiliant et douloureux ». Les ombres eurent besoin d’instant pour pointer leurs arbalètes chargées sur la créature qui les survolait.
Lorsque les flèches fusèrent, toutefois, aucune ne trouva sa cible : la chauve-souris elle-même fondait droit sur eux. Le chef de bande tira à son tour, mais n’eut guère le temps d’être surpris : ses traits ricochèrent sur un être qui n’était guère une chauve-souris. L’instant suivant, Ereth Kial lui ouvrit ses bras.
Vlad amortit son atterrissage sur le coursier noir qui ploya sous le choc. Stupéfaits, les druchii n’en demeurèrent pas moins rapides à dégainer de lourdes épées barbelées ; deux d’entre eux démontèrent.
Le seigneur vampire n’eut qu’à murmurer quelques sinistres paroles pour que ses doigts furent sources de flammes noires aussi meurtrières que des vraies. Hennissements, cris d’horreur, cris d’incrédulité, voila le prix de ceux qui se laissaient surprendre trop souvent.
A l’instant suivant, il regretta de ne point en avoir épargné un pour l’interroger. Cependant, alors que ses ennemis achevaient de se consumer dans un cauchemar de fumée noire et de chair calcinée, Vlad se dit que ce genre d’ennemis ne pouvaient être autre chose que des éclaireurs… C’est qu’il n’était pas le seul charognard à s’intéresser aux ruines impériales. C’est que décidément, les choses n’allaient guère changer sur le fond. C’est que des ennemis, de purs enfants, remplis de rêves, d’ambition et de joie de vivre, n’étaient pas très loin. Que leur bêtise était révigorante…
Le comte leva ses mains au ciel. La fin de l’Empire n’était qu’un nouveau début. Le ciel, le ciel était un criminel qui n’éprouvait aucune passion, à observer tous ces petits êtres rampants s’entretuer, sans jamais réagir, demeurant éternellement et impitoyablement beau. Lui, Vlad, refusait au ciel le loisir d’observer ses actions, qui n’appartenaient qu’à lui, et qu’un être aussi viscéralement impassible n’avait guère le droit de juger. Que le ciel devienne aveugle aux faits de gloire des von Carstein ; que l’ignorance des mortels soit le mortier de leur gloire.
Isabella observa avec étonnement les nuages revenir. Pourquoi revenaient-ils ? Sans doute allaient-ils s’attarder ici encore un petit moment. Déjà elle revoyait l’immense chauve-souris s’approcher d’elle, avec l’odeur du sang… Malgré elle, la vampiresse se pourlécha les babines.
***
Le vent qui soufflait sur le camp changea de direction ; les bannières s’agitèrent. Les sentinelles postées du côté est aperçurent les prémices d’un orage subit. Peu enchantés de devoir supporter une nouvelle averse, les druchii se renfrognèrent. Déjà ils pouvaient voir les oiseaux fuir l’intempérie, se levant par essaims entiers. Le vent se raffermit, devint étonnamment froid. Silencieux, les elfes supportèrent stoïquement cet inconfort. Au loin, les oiseaux approchaient.
- Seigneur Mran…
- Oui.
Les gardes saluèrent en voyant les deux généraux quitter le pavillon ; ils étaient armés de pied en cap, seul le seigneur Mran n’avait pas de heaume ni de bouclier. Cependant, ses premiers ordres furent d’envoyer un garde les chercher dans sa tente. Son ordre suivant fut de lui amener un destrier. Lorsque cela fut fait, les deux seigneurs se saluèrent avant de se séparer : le général suprême restait, Mran s’en allait.
Lorsque ce dernier fut à quelques cinq-cents pas de loin, le favori de Slaanesh rentra dans ses quartiers.
Pas des oiseaux, des chauves-souris, très grandes, rien d’anodin. Une sentinelle plus prompte à réagir que les autres prit un petit cor qui pendait à sa ceinture et souffla ; la note cinglante fut immédiatement reprise par les autres sentinelles, désormais certaines que le gigantesque nuage vivant était signe de danger. Comme pour confirmer leur alerte, les créatures volantes fondirent sur eux.
« A COUVERT ! »
Ils n’étaient guère assez nombreux pour résister ; leur bon sens les sauva des premières attaques ennemies. Déjà les tentes les plus proches se vidaient de leurs occupants qui accourraient repousser l’assaut.
En dépit du triple galop imposé à sa monture, Mran n’eut aucun mal à évaluer la situation. S’il ne s’agissait que d’un danger semblable à ces bêtes qu’il apercevait, alors ses troupes perdraient bientôt ses éléments les plus faibles et inutiles. Cependant, les notes et récits de guerre qu’il avait lus il y a longtemps laissaient présager une bien pire menace.
Les affrelances refermèrent leurs boucliers et pointèrent leurs lances en direction des créatures ; leur nombre était impressionnant, mais les soldats tinrent bon. Bientôt, ils furent aspergés de sang noir. De part et d’autres, les officiers reformaient les rangs au fur et à mesure que le camp se vidait. L’agréable sifflement des arbalètes rajouta de l’assurance aux lanciers : le sort des créatures était scellé.
***
Longtemps, aussi longtemps que le lui permettait la lente progression de l’ennemi, le seigneur Mran envisagea la retraite. C’étaient des pantins, des pantins si nombreux qu’il en avait envie de rire.
C’était une bataille qu’ils pouvaient éviter. Ils devraient l’éviter ! La victoire ne leur apporterait rien… Pourtant, Mran veilla personnellement à la formation de sa ligne de bataille avant de rejoindre sa Garde Noire. Il avait lu la détermination dans les yeux de ses hommes, cette détermination stupide qui rabaisse impitoyablement la raison.
Une retraite conduirait à une baisse de moral, des désertions, des mutineries ! Ces elfes avaient voyagé pendant des semaines et voulaient se battre. Leur général n’allait pas leur refuser cela.
Involontairement, Mran bailla. Il voyait les corps ambulants à quelques cent pas de lui ; ces derniers moments d’attente lui parurent longs. Il regretta de n’avoir pas emporté d’arbalète. Enfin, le seigneur druchii décida d’avancer seul. Ses mains le démangeaient et il souhaitait essayer le tranchant de sa lame. Il quitta le premier rang de sa garde, sous les regards approbateurs des vétérans : le premier sang devait appartenir au meilleur d’entre eux.
Son armure était le fruit d’un dur labeur et d’un grand savoir. Il avait pris un immense plaisir à venir de temps en temps à la forge afin de voir la progression de sa confection. Il aurait pu passer des heures à observer le processus, poser des questions, demander à être initié à cet art ancestral. Hélas, il ne pouvait être partout à la fois, il devait entrainer ses troupes quotidiennement.
Il en était de même avec son épée. D’ailleurs, Mran adorait visiter les forges en général. Epées, lances, haches, hallebardes, pointes de flèches, mais aussi chaines, entraves, pièces de navire de guerre, armatures de chars à sang-froids… L’artisanat du meurtre était naturellement fascinant. En ce jour où il faisait face à un nouvel ennemi, Mran prit le temps d’observer les pantins de près avant de les combattre. Son épée lui paraissait peu pertinente, une hallebarde eut été préférable…
Il commença par quelques puissants coups de taille, grimaça : quatre décapitations, aucune véritablement décisive : les morts titubaient encore, mains tendues vers leur cible… Un ouragan de frappes précises plus tard, ils gisaient tous au sol, hors d’état de nuire.
Mran tourna le dos à la horde cadavérique et revint promptement au premier rang de sa Garde Noire.
« Evitez le tronc ! Démembrez-les ! »
Ses instructions furent relayées sur toute la ligne de bataille.
***
Aveugle est celui qui méprise les passions. Au cours de l’Histoire, cet aveuglement a trahi les elfes et causé la Déchirure.
Mon dieu n’est pas celui des plaisirs. Il est le dieu des incompris, des réprouvés, des génies et des guerrières. Il est le rejeton de l’intolérance et de la peur, le refuge des malheureux. Et chaque condamnation qu’il subit n’est qu’une pierre supplémentaire à son temple. S’il n’avait pas été aussi craint et détesté, il n’aurait jamais existé. La furie s’effondra sur les tapis, haletante et heureuse. Le général suprême déposa un baiser sur sa hanche, avant de se tourner vers une autre furie. Impatiente, elle serrait fougueusement un coussin moelleux et se mordillait la lèvre inférieure. Le favori de Slaanesh lui retira le coussin, caressa doucement son ventre, puis remonta la ligne entre ses seins.
A l’extérieur de son pavillon, le vent était froid, triste et pénétrant.
***
Simples d’utilisation, les lances étaient redoutables dans les mains de troupes bien entrainées. Mran pouvait être fier de ses régiments d’affrelances.
Grand fut son mécontentement lorsqu’il réalisa à quel point les coups d’estoc étaient inefficaces contre les morts. Abject, malheureux, contraignant obstacle ! Le seigneur druchii exhorta ses elfes à redoubler d’efforts. Leur entrainement et leur discipline leur permettaient de limiter les pertes au minimum, mais la fatigue était une menace que leur général prenait très au sérieux. Il était même probable que l’ennemi comptait là-dessus.
Lorsque les mains tranchées de leurs ennemis se mirent elles-mêmes à se mouvoir, Mran en fut certain : l’ennemi cherchait à les épuiser.
Il envoya un garde s’enquérir de la situation du général suprême ; le garde revint plus vite que Mran ne l’avait espéré. Le message qu’il portait était le suivant : dans quelques instants, les promises de Slaanesh arriveraient au combat.